Les Trois Coups (06/2016)

 

« Blanche‑Neige ou la Chute du mur de Berlin », de la Cordonnerie, Théâtre de la Croix‑Rousse à Lyon

Un artisanat de haut vol

Métilde Weyergans et Samuel Hercule travaillent comme les cordonniers, avec quelques outils simples du quotidien. Mais ils œuvrent sur les mythes, qu’ils restituent aux enfants d’aujourd’hui tout frais, tout neufs, infiniment parlants. Éblouissant, respectueux, intelligent, bouleversant et rigolo…

Un mot d’abord de ces artisans qui font vivre le théâtre comme nul autre. Ils ont créé la Cordonnerie depuis près de vingt ans, confectionnent des spectacles pour le jeune public et font mouche à chaque fois. Ce qu’ils proposent est extrêmement sophistiqué mais ressemble à du bricolage. Humbles, ils façonnent sous nos yeux tout simplement une histoire et du rêve avec trois bouts de ficelle mais en quatre dimensions puisque tout est doublé sur écran, démultipliant les regards. Cela demande une maîtrise incroyable, une précision millimétrée, un goût du jeu communicatif et surtout un respect du jeune public devant lequel on ne peut que s’incliner.

Le titre tout d’abord intrigue. À l’instar de Super Hamlet, une autre de leurs grandes réussites, lui aussi accueilli à la Croix-Rousse il y a trois ans, Blanche‑Neige ou la Chute du mur de Berlin annonce la couleur et la distance. C’est bien de la jeune princesse rivale malgré elle de sa marâtre qu’il s’agit, du rôle pervers d’un miroir semeur d’embrouilles, de nains et de Prince charmant, ainsi que du désir de meurtre, mais…

Mais l’histoire est racontée par Élisabeth, la « méchante » qui vit dans un « royaume », nom d’une tour de banlieue où elle habite avec la fille de son funambule de compagnon parti loin loin, oubliant femme et progéniture pour exercer son art. Élisabeth par ailleurs travaille comme hôtesse de l’air, métier dont Métilde Weyergans et Samuel Hercule ne nous cachent pas le quotidien répétitif et misérable.

Face à elle, Blanche n’est pas une pauvre jeune fille victime, mais une adolescente renfrognée d’aujourd’hui, casque vissé sur la tête, laissant choir ses vêtements dès la porte d’entrée franchie et peu encline au contact avec les adultes. Plantée là par sa mère à la naissance et son père quand elle était enfant, Blanche ne se sent pas chez elle et dénie toute prétention maternelle à Élisabeth qui n’en demande pas davantage, toute centrée qu’elle est sur la beauté qui la fuit.

Les nains sont de jardin, et leur automatisme porte rapidement sur les nerfs. Heureusement, celui qui nous accueille avec un refrain lancinant explose en vol dès le lever de rideau. Le Prince charmant se nomme Abdel, mais son visage est orné des boutons d’acné propres à son âge. Quant au baiser qui ranimera la princesse, laissons planer le suspens, il n’a pas grand-chose à faire dans un conte de fées.

Et pourtant, voici une belle histoire avec une fin dont nous ne dirons rien pour ne pas en déflorer la force. Un dernier quart d’heure haletant, bouleversant et cependant pudique ô combien, délicat, sensible, du genre de ceux qui vous font monter les larmes aux yeux comme par magie.

Le jeune public à hauteur d’exigence

D’où vient-elle cette magie ? D’abord, nous l’avons vu, de la conjugaison entre la puissance du mythe et la grande modernité des personnages auxquels on s’identifie parfaitement. De la science du scénario bien ficelé (monté par Métilde Weyergans et Samuel Hercule) dont l’avancée narrative nous prend comme un thriller. Du jeu des acteurs, formidables de présence et de subtilité. De la musique enfin, constante, jouée en direct par des interprètes inventifs et talentueux. Il convient d’ajouter une bande-son qui comprend les voix des comédiens et qui se fabrique sous nos yeux : tandis que se déroule sur l’écran le film de leur aventure, Métilde Weyergans et Samuel Hercule s’occupent des voix et des bruitages. Lui est placé derrière une sorte de tapis roulant sur lequel se succèdent les différents outils et accessoires qui vont faire naître le tonnerre, les éclairs, la pluie sur le caoutchouc, les fermetures Éclair qui grincent et grippent, les godasses s’arrachant de la gadoue… Elle est juchée sur une petite tablette de bois qui répercutera tous les pas. À côté d’elle, un micro comme si on était dans une émission de radio et des serrures et des clés utiles pour les entrées-sorties. C’est tout simple et vraiment fort complexe et surtout très, très bien fait et vraiment efficace. On est au théâtre et on oublie qu’on y est.

Courez-y, ce spectacle n’est pas que pour les enfants, il saura vous toucher à tout âge, son merveilleux n’a pas de frontières.