La compagnie la Cordonnerie s’est aventurée du côté de l’œuvre de Cervantès. Dans la peau de Don Quichotte est un régal d’inventivité et de fidélité au texte d’origine, qui mêle musique, bruitage, théâtre et cinéma.
Tout démarre par une valise dénichée dans un vide-grenier. À l’intérieur, des photos, des dessins, des notes de travail d’un certain monsieur Benengeli. Quelques VHS aussi. Tout cela ressemble à un scénario inachevé, dont l’histoire commence le 8 décembre 1999.
Une ville, quelque part en Picardie. Dans une bibliothèque municipale, Michel Alonzo s’efforce de numériser l’ensemble des ouvrages avant le fameux bug de l’an 2000. Le compte à rebours lui donne des sueurs froides, mais Alonzo tient bon le rythme, ayant appris à manipuler la souris sur son tapis, le Windows 98, la sauvegarde et les fameuses disquettes – CD – ROM – que lui remet le maire de la ville, plus préoccupé par les places de parking que par « des bouquins dont personne n’a rien à foutre ».
Alonzo est un homme triste et consciencieux. Un taiseux obsédé par sa tâche. Un gars bizarre mais pas dérangeant. Un solitaire, qui mange seul, le soir, devant sa télévision, fixant d’un regard vide la speakerine qui égrène les informations. Alonzo n’a pas toujours été triste. En feuilletant un album photo, on le voit jeune étudiant, en manif, bras dessus, bras dessous avec ses camarades. Photos en noir et blanc, il flotte un petit air de 68. Mais c’était il y a longtemps.
Un Quichotte un peu zadiste
Retour à la bibliothèque. Un jour, une lectrice demande à emprunter le « Don Quichotte de la Mancha ». Alonzo lève un oeil. Il est troublé par cette femme dont il ne sait rien. Elle s’appelle Aline Laurent. Elle est psychiatre. C’est noté dans sa fiche d’inscription, qu’il a dérobée. Lorsque les douze coups de minuit résonnent dans toute la ville, ce 31 décembre 1999, Alonzo semble aspiré par le vent de l’histoire et les mystères de l’informatique. Sur sa Rossinante, flanqué de Sancho – Jérôme, l’autre employé de la bibliothèque -, il endosse l’habit de chevalier pour combattre les injustices et défendre les opprimés, et part sur les routes poussiéreuses de la Mancha. Aline Laurent sera sa Dulcinée.
On taira la suite, tant ces nouvelles aventures de Don Quichotte sont savoureuses, surprenantes et fidèles dans l’esprit et à la lettre au livre de Cervantès, dont on retrouve l’âme. Le spectacle est une invitation à savourer, redécouvrir cette œuvre par des voix / voies détournées qui convoquent acteurs-bruiteurs, musiciens et le cinéma. C’est un théâtre kaléidoscope, une mise en abîme vertigineuse en 3D avec les moyens du bord, un art de la mise en scène qui allie fantaisie, virtuosité et ingéniosité. Un théâtre en jeu de miroirs permanent, réussissant un bel alliage entre les musiciens présents sur le plateau et les acteurs qui bruitent et doublent les voix des personnages du film projeté sur l’écran. Chaque geste, chaque déplacement, chaque intervention des uns et des autres – on devrait dire des uns avec les autres, tant ils sont soudés dans cette aventure – est d’une extrême précision. On rit beaucoup, on s’amuse des inventions et des trouvailles qui alimentent la machine dramaturgique, on s’attache aux acteurs sur le plateau et sur l’écran sans jamais se perdre dans ce dédale dont on suit le fil avec joie.
Monter Don Quichotte n’est pas une sinécure. Nombreux sont ceux qui se sont attelés à la tâche et ont échoué…magnifiquement, si l’ont pense à Terry Gilliam. On garde aussi en mémoire – car il y a aussi de jolies réussites – le très beau Don Quichotte ou le vertige de Sancho, mis en scène par Régis Hébette au Théâtre de l’Echangeur à Bagnolet ou le Quichotte de Didier Galas, il y a une dizaine d’années au Amandiers. La compagnie la Cordonnerie pratique un ciné-concert-théâtre singulier, partant d’œuvres du patrimoine pour les propulser comme par enchantement dans le monde d’aujourd’hui. On savoure les clins d’oeil qui explosent ainsi la temporalité de l’histoire, redonnant une vitalité nouvelle à l’idée même d’intemporalité. Son Quichotte est bien celui de Cervantès. Mais il est aussi un brin soixante-huitard au XXème siècle, aujourd’hui un peu zadiste en Picardie, perdu au milieu des champs de betteraves mais qui reprend le flambeau de la révolte. Et ça fait du bien, un théâtre qui redonne du courage, fait rire et penser, les plus jeunes et les moins jeunes. Michel Alonzo est bien le descendant d’Alonso Quichano dit le Quichotte ; M.Benengeli, dont retrouvé les écrits dans le vide-grenier, est bien l’ancêtre de Cide Hamete Benengeli, le double de Cervantès qui apparaît dans le deuxième tome…Et les moulins à vent sont aujourd’hui des éoliennes.