Le conte défait
Que faire d’une histoire que tout le monde connait. Remettre les compteurs à zéro et faire comme si de rien n’était. Cela fait déjà un petit moment que Samuel Hercule et sa compagnie La Cordonnerie s’amusent à repartir de l’origine spectaculaire du cinéma (muet avec accompagnement musical) pour inventer une forme singulière : le film sur l’écran et un groupe sur scène qui, en direct, le sonorise et le met en musique. Avec Demain (probablement), ils arrivaient à une sorte de perfection dans l’hommage amusé à ces histoires sans paroles dont les codes et les gimmicks étaient repris, appuyés et finalement détournés vers un nouvel horizon poétique. Comme pour monter d’un cran et éviter la redite, c’est un conte de Charles Perrault, Barbe Bleue, qu’ils ont décidé d’adapter pour leur nouveau ciné-spectacle.
Droit à la parole
L’ouverture du film reprend l’esthétique de Demain (probablement) : personnages pittoresques évoluant en mouvements saccadés. Clin d’oeil : ils ouvrent un rideau rouge pour révéler l’écran sur lequel vont être projetés en noir et blanc les récits des femmes disparues de Barbe Bleue.
Mais c’est une voix (celle de Métilde Weyergans, off et en direct) qui raconte ces histoires-là, signifiant d’emblée que La Barbe Bleue sera plus un film parlant à l’ancienne qu’un film muet moderne (on pense, devant certains plans, à Manoel de Oliveira, un autre cinéaste qui, venu du muet, a toujours joué avec les contraintes et les vertus de la parole). Replacé dans les années 30, isolé dans un château en bord de mer, le conte est suivi avec une grande fidélité : Barbe Bleue (Philippe Vincenot) fait vraiment peur et sa nouvelle épouse, Judith (Cécile Hercule), est vraiment jolie. Couleurs passées, papiers peints outrageusement rétro, transparences visibles et anachronismes assumés (on se passe des films en super-huit dans son salon !) : La Barbe Bleue vise une forme d’intemporalité dont l’effet serait de concentrer toute l’attention sur l’histoire qu’on nous raconte. Miraculeuse réussite puisque Samuel Hercule arrive à plus d’une reprise à nous faire oublier dispositif et inventions visuelles ou sonores, notamment dans les deux grandes scènes du film : l’avertissement de Barbe Bleue et la découverte de la salle interdite. Travelling inquiétant d’un côté, montage ivre de l’autre, on est une fois de plus face à de l’excellent cinéma. Même sentiment dans la séquence climax où la sûur Anne ne voit donc rien venir : tournée et montée comme une scène à suspense, mais brisée de l’intérieur par des contrepoints comiques qui pourtant n’impacte jamais sur son efficacité. La Barbe Bleue réunit avec talent ironie et mélancolie, envie de se laisser embarquer et désir de ne pas se faire avoir, pour le simple plaisir de raconter, encore et toujours.