Le Monde (01/2023)

Ne pas finir comme Roméo et Juliette au Monfort théâtre, à Paris : quand l’amour s’épanouit par-delà le pont et les conventions

La compagnie La cordonnerie invente un spectacle d’une poésie folle, porté par une mise en scène inventive

Ils s’appellent Romy et Pierre. L’une et l’autre vivent de chaque côté d’un pont que personne ne traverse jamais, en vertu d’une interdiction ou d’une impossibilité mystérieuses, jamais formulées par les autorités. Ne pas finir comme Roméo et Juliette, que l’on peut voir au Monfort Théâtre, à Paris, puis en tournée en France, raconte leur histoire. Et c’est une petite merveille de spectacle, qui confirme le talent de la compagnie La Cordonnerie pour inventer un théâtrecinéma tout public de haut vol, et d’une poésie folle. Il était une fois deux villes séparées par un pont, donc, il était une fois Romy et Pierre, dont l’histoire ne s’inspire que lointainement de la pièce de Shakespeare, même si le grand Will traverse tout le spectacle comme une figure tutélaire et bienveillante. Romy vit du côté où les êtres sont devenus des invisibles, des créatures dont l’existence-inexistence s’incarne dans des corps de pantins aux visages lisses et aux yeux doux.

Romy, qui est championne de ping-pong dans sa partie du monde, perd son père. Et, comme celui-ci avait rêvé, toute sa vie, de voir un jour la mer, elle transgresse l’interdit : elle traverse le pont pour aller disperser ses cendres dans l’océan. Invisible aux yeux des humains qui vivent de ce côté-ci du monde, elle n’en rencontre pas moins Pierre, et tous deux tombent amoureux l’un de l’autre, pris par l’amour vrai, celui qui va au-delà du visible. Pierre est un vieux garçon doux et solitaire, journaliste-écrivain à ses heures. Il vit avec son chat, prénommé Othello, et son grand œuvre, c’est un horoscope shakespearien à haute teneur poétique, qu’il délivre chaque jour à la radio de la ville.

Sens du détail

Métilde Weyergans et Samuel Hercule, les animateurs de La Cordonnerie, sont à la fois metteurs en scène, cinéastes, auteurs, comédiens et bricoleurs. Ils racontent l’histoire à leur manière, qui dissocie les plans de narration entre le jeu sur le plateau, les images projetées sur l’écran, la musique, interprétée en direct, le bruitage, l’animation d’objets divers et la conception de créatures d’ordre marionnettique. Et c’est ce dispositif, superbement maîtrisé tout en gardant un côté résolument artisanal, qui envoûte et réjouit, ouvrant grand les portes de l’imaginaire.

Tout concourt ici à créer un climat, une atmosphère où l’on entre avec bonheur, qu’il s’agisse des magnifiques images portuaires et maritimes, tournées au Havre, du choix raffiné d’objets vintage ou du sens du détail en toutes choses : autant d’éléments qui viennent soutenir la capacité des deux créateurs à donner vie à des personnages on ne peut plus attachants.

Métilde Weyergans et Samuel Hercule ont l’élégance de ne jamais tirer trop lourdement les fils de leur histoire. A chacun de laisser jouer les belles métaphores que file le spectacle, sur toutes les frontières – géographiques, sociales, raciales, humaines, transhumaines… – que l’homme peut se créer dans son besoin de toujours vouloir dominer un « autre » créé de toutes pièces. A chacun de méditer les résistances à inventer, l’amour impossible qui peut toujours devenir possible, quand deux êtres se trouvent par-delà les assignations édictées par leur société. Quitte à choisir de devenir invisible, de passer sous les radars, pour échapper à l’ordre en place, surtout quand il ne dit pas son nom.

Fabienne Darge / Le Monde / 25 janvier 2023

https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/01/25/ne-pas-finir-comme-romeo-et-julietteau-monfort-theatre-quand-l-amour-s-epanouit-par-dela-le-pont-et-lesconventions_6159293_3246.html

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