Quichotte, sons et lumières
C’est l’un des spectacles les plus réjouissants de ce mois de février, Dans la peau de Don Quichotte, relecture du mythe en un singulier ciné-spectacle. A voir au Nouveau théâtre de Montreuil.
C’est un drôle et délicieux petit objet théâtro-musico-cinématographique que ce Dans la peau de Don Quichotte, donné au Nouveau théâtre de Montreuil dans le cadre du cycle « L’Age des possibles ». Après Blanche-Neige ou la chute du mur de Berlin (2015), La Cordonnerie poursuit son travail de réactualisation de ces récits qui ont fait mythe, en s’emparant de celui du Chevalier à la Triste-Figure. Fausse réactualisation d’ailleurs, puisque la pièce transplante le début de l’intrigue dans un espace et un temps déjà plus très actuels, cette « petite ville » de Picardie « dont on oublie toujours le nom », à l’aube du passage au troisième millénaire : l’époque où l’on se levait au son du radio-réveil, où l’on parlait d’Olivier Besancenot sur France Inter, où l’on craignait le bug de l’an 2000 (ou plutôt le « bogue », comme disaient les has been). Le Quichotte, ce sera Michel Alonzo, un bibliothécaire lunaire, Sancho Panza, son technicien de surface, et Dulcinée, une fervente lectrice par ailleurs médecin psychiatre.
Pour s’emparer d’un tel texte, il fallait bien une forme aussi joyeuse que l’original. Ici, nulle exhaustivité : tout se joue dans la brièveté et l’ingéniosité de la mécanique. Car La Cordonnerie a réinventé le genre singulier du ciné-spectacle, détourné par l’absurde, en dissociant radicalement l’image du son. Au centre, un écran projette le film muet de l’histoire, tandis que la création sonore se joue au plateau. Une très belle partition musicale, associée à un époustouflant travail de doublage et de bruitage. A vue, drôlement affairés derrière leur petite table à outil, le duo Métilde Weyergans et Samuel Hercule assure la totalité de la bande-son en direct, par les moyens les plus cocasses : une canne à pêche pour mimer le pédalier d’une bicyclette, un inhalateur en plastique pour reproduire les voix étouffées dans le combiné téléphonique.
Munis d’un attirail d’objets fantasques, servis depuis la coulisse par un minuscule chariot mécanique qui circule de jardin à cour, les deux hurluberlus se livrent à un travail millimétré, profondément technique (miroirs et rétroviseurs à l’appui, afin de caler parfaitement le playback des voix sur le défilement des images derrière eux), d’une incroyable finesse, reproduisant le moindre clic de souris et le plus délicat froissement de papier. Le résultat est d’une force dramatique rare : l’écran n’écrase jamais, mais produit au contraire un dialogue incarné entre parties filmées et performance scénique, captant le regard dans tous les coins, exploitant toutes les dimensions de la scène pour revivre en panoramique les aventures de génial Hidalgo, à mi-chemin entre jeu vidéo immersif et poésie documentaire.
C’est là le signe des adaptations réussies : celles qui refusent de retranscrire mais parviennent à produire un langage singulier avec tous les moyens du bord. La relecture est intelligente, baignée de l’ironie propre au texte de Cervantès, repensant avec astuce le basculement dans la folie, l’effondrement des frontières entre le fictif et le réel, la littérature et le monde. Au cœur de ce va-et-vient entre soleil de la Mancha et le plat pays picard, Philippe Vincenot incarne un Quichotte émouvant, pauvre hère et noble héros courant après les éoliennes. C’est beau, très beau, et on notera – parce qu’il est vrai que c’est assez rare dans les pages de Transfuge-que cela pourra, aussi ravir, le jeune public.