Ciné-concert. Au Havre, on s’aime façon Juliette et Roméo
Après un Don Quichotte fantasque et fantaisiste en Picardie, la Compagnie de la Cordonnerie invente la tragédie shakespearienne normande.
Le ciné-concert est cette rencontre improbable entre image, son et jeu des comédiens. Ils sont quelques-uns à s’aventurer dans ce genre théâtral, à la croisée du théâtre et du cinéma. La Compagnie de la Cordonnerie est de ceux-là. Ses spectacles conjuguent tous les ingrédients du rêve, du conte avec un gros soupçon de fantaisie.
Ne pas finir comme Roméo et Juliette est leur nouvelle création. Aux manettes, Métilde Weyergans et Samuel Hercule. Un duo de magiciens bricoleurs qui manient aussi bien l’image, l’écriture que les bruitages. Si elle a croisé la route de Jean Périmony, Chantal Akerman ou André Grégory, lui s’est lancé très vite dans des spectacles musicaux aux côtés de Timothée Jolly, compositeur de son état et complice de toujours.
Les visibles et les invisibles
Ici, point de Vérone, mais la ville du Havre pour accueillir ces deux amants séparés par un pont métallique au-dessus d’un fleuve. On a changé les noms, au cas où toute ressemblance… Romy (Juliette) vit dans la partie de la ville où sont consignés les invisibles. Lui, Pierre (Roméo), est de l’autre côté du pont. Un monde binaire où visibles et invisibles ne peuvent jamais se rencontrer, où les nouvelles diffusées sur les ondes sont filtrées, alimentant la peur de l’autre. C’est un peu la curiosité, le désir d’échapper au quotidien et d’accomplir le rêve de son père qui pousse Romy, une nuit, à franchir le pont, échappant aux capteurs de mouvement et autres détecteurs de présence humaine. Dans une rue du Havre (on pense à celle filmée par Kaurismäki, forcément), elle heurte Pierre, auteur de nouvelles radiophoniques shakespeariennes diffusées chaque soir sur les ondes. Leur relation, bancale, étrange, devient passionnée. Un coup de foudre qui transcende les différences, les interdits.
Sur le plateau, au premier plan, Weyergans et Hercule assurent avec virtuosité dialogues et bruitages, tandis que Timothée Jolly et Mathieu Ogier jouent la partition musicale, dont les lignes mélodiques et les fractures épousent à la perfection la dramaturgie. À l’écran, des acteurs incarnent les personnages de cette histoire, un moyen-métrage féerique aux teintes bleu nuit, où les invisibles sont tous masqués (référence à l’Homme invisible,de James Whale, d’après le roman de H. G. Wells). Le rythme permet au spectateur, même jeune – le spectacle est conseillé à partir de 12 ans – de passer de la scène à l’écran avec fluidité, sans accroc, sans avoir le sentiment de se perdre ou de perdre le fil de l’histoire. Le spectacle tient du mélo et chaque scène est marquée du sceau de la poésie et de la fantaisie. Il y a Pierre regardant amoureusement Juliette allongée sous les draps froissés dont on devine la silhouette. Et il y a cet autre soir où tout bascule, où la noirceur l’emporte sur le mélo. Un soir de carnaval. Romy et Pierre se promènent, déguisés et masqués, main dans la main dans les rues mouillées de pluie, jusqu’à ce qu’une bande de jeunes gens ivres, la bave aux lèvres, fonde sur le couple.
Ne pas finir comme Roméo et Juliette est un conte, une fable où l’invisible devient la métaphore de ceux qui sont relégués au ban de la société, tandis que la peur, la haine alimentent l’autre monde. Un spectacle sur l’étrangeté, dont la fabrication elle-même, cette interpénétration de tous les arts, ajoute une dimension féerique et poétique.
Marie-José Sirach – lundi 26 octobre 2020