Deux coups de cœur pour finir la saison à Lyon
Entre une fin de saison très dense et l’ouverture des festivals, impossible de résister au plaisir de partager ces découvertes : « Les Messagères » de Sophocle jouées par neuf jeunes Afghanes dirigées par Jean Bellorini et « 4,7% de liberté » de Samuel Hercule et Métilde Weyergans, parrain et marraine de la 82° promotion de l’Ensatt.
Ces deux spectacles n’ont en réalité rien de commun, si ce n’est de prouver une grande maîtrise de la scène, de dégager une vraie puissance émotionnelle et de recueillir un accueil enthousiaste du public. Tout cela n’arrive pas par hasard, mais par la conviction et la confiance de metteurs en scène généreux qui se sont engagés auprès de très jeunes gens, certes expérimentés, mais encore inconnus. Ces derniers les ont menés en pleine lumière sur la grande scène du TNP, pour les unes, sur le lancement d’une tournée que beaucoup de leurs aînés envieraient, pour les autres.
Revenons sur les circonstances du choix de ces jeunes Afghanes : 2021, retour des Talibans au pouvoir. Le metteur en scène afghan Naim Karimi, qui fait travailler l’Afghan Girls Theater Group, lance un appel au secours auquel répondent conjointement Joris Mathieu, directeur du TNG, et Jean Bellorini, directeur du TNP de Villeurbanne. Deux ans après, ces jeunes exilées ont appris le français et ont choisi de travailler avec Jean Bellorini sur une œuvre universelle qui résonne fortement pour elles, Antigone de Sophocle. C’est peu dire qu’ensemble ils ont transformé l’essai.
Quant au destin de 4,7% de liberté, il constitue une grande première. Certes l’Ensatt joue rituellement son rôle de rampe de lancement de ses étudiants, mais cette tournée impressionnante est à mettre au crédit de Samuel Hercule et Métilde Weyergans, qui ont œuvré bien au-delà de leur rôle de parrain et marraine pour propulser leurs filleuls sur les plateaux de France.
Chœur d’Antigone
Si Jean Bellorini a fait le choix du dari pour les Messagères, il a confié à Mina Rahnamaei et Florence Guinard (la discrète co-directrice du TNP) la version française des surtitrages. Moderne, ramassée, évitant d’encombrer le regard par des cartons inutiles, cette traduction limpide et efficace est un véritable atout.
On retrouve aussi dans ce spectacle la « pâte » de Bellorini, sa science des images jamais illustratives, toujours chargées de sens malgré la recherche de la perfection esthétique. Ainsi le décor est-il réduit à un grand bassin rectangulaire empli d’eau qui miroite et occupe une grande partie du plateau : au gré du spectacle, il sera terrain de jeu pour ces presqu’enfants qui s’ébattent en pleine liberté, l’eau imprégnant leurs longues robes, révélant leur jeunesse et leur sensualité, puis mare de sang. Surplombant ce bassin, une lune immense se métamorphose, tout à tour astre mort et joyau de pierres précieuses. La musique de Sébastien Trouvé tisse habilement résonnances persanes et occidentales.
Enfin ce chœur de femmes est subtilement chorégraphié, comme si leur avenir et leur présent se conjuguaient au pluriel. Il est de ce fait un peu difficile d’en extraire une pour en dire toutes ses qualités de comédienne. Créon n’est pas sans évoquer les talibans, leur cruauté et leur ivresse de pouvoir. Cet ensemble donne une tonalité et une puissance actualisées à ce mythe vieux de plus de 2 000 ans.
Blanquette se rit du loup mais se méfie des adultes
Les fans de La Cordonnerie savent qu’au départ de leurs spectacles, il y a toujours un conte, une fable, parfois un drame shakespearien ou un grand roman espagnol. Cette fois-ci, c’est La Chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet. Bien entendu, il s’agit pour Samuel Hercule et Métilde Weyergans, non de raconter, mais de se distancier, de se décoller de l’objet originel pour mieux réfléchir sur sa morale et en tirer une bien différente.
Ici Blanquette est une adolescente difficile, à laquelle les services sociaux doivent sans cesse chercher des familles d’accueil qu’elle s’empresse de fuir. À y regarder de plus près, elle n’est pas si difficile que ça, juste affamée de liberté, jalouse de ses secrets et très désireuse d’être aimée pour ce qu’elle est (mais cela, elle ne le sait pas). Les hasards de la vie vont la conduire chez Axel et Axelle, deux statisticiens, deux universitaires, mi professeur Tournesol, mi Gaston Lagaffe en jupe. Le double axel ils s’appellent ! Ces deux-là ont choisi de devenir famille d’accueil d’une ado mais l’attendent comme un nourrisson. Il y a maldonne. Le narrateur nous en prévient dès le départ : ça va mal finir. Mais pas comme on croit ! Il y a toujours des surprises avec La Cordonnerie. Leurs tours de magie prennent à tous les coups.
C’est un spectacle savoureux, inventif, malin, tendre, intelligent qui se suit passionnément grâce à un narrateur qui nous guide et nous sème en même temps, avec des comédiens aux petits oignons. À ne pas réserver qu’aux ados ! Cette belle digression sur comment l’amour vient aux parents et aux enfants, sur la dose de pudeur et de délicatesse nécessaire, parle à tous. Un vrai coup de cœur !
Trina Mounier, 2 juillet 2023