S’ouvrir à l’invisible
Les spectacles de La Cordonnerie sont si malins, ingénieux, gorgés de références et sans pose aucune que, pour ma part, je m’y rends les yeux fermés. Du moins jusqu’au lever de rideau. Ensuite, je les garde écarquillés pour ne pas en perdre une miette. « Ne pas finir comme Roméo et Juliette » est incontestablement le plus abouti.
Pour ceux qui ne connaissent pas encore leur travail, une petite présentation s’impose : Métilde Weyergans et Samuel Hercule partent souvent d’un conte (Hansel et Gretel), d’une pièce (Hamlet), d’un roman (Don Quichotte) dont ils décentrent le propos pour mieux en rendre l’universalité. À partir de quoi, ils écrivent, filment, jouent, bruitent pour former une sorte de kaléidoscope. Ces artistes tressent bouts de ficelle et idées de génie, accompagnés de la musique de leurs complices Timothée Jolly et Mathieu Ogier au plateau. Une réalisation qui semble tenir de l’illusion.
Inutile de chercher dans Ne pas finir comme Roméo et Juliette une variation shakespearienne ou vénitienne. Inutile d’attendre une fin heureuse comme le titre le suggère. Par contre, il est question d’amour tragique, de passion, de coup de foudre et de malédiction.
L’art de la mélancolie
Pierre est un écrivain timide, solitaire et sans doute un rien ennuyeux. Un jour, il est percuté par… une ombre, un fantôme… Cette rencontre commence par un choc si étrange et si fort qu’il cherche à comprendre – les sens affûtés – ce qui lui arrive. C’est Romy qui l’a heurté, une invisible, c’est-à-dire une intouchable, qui vient de l’autre côté d’un pont que nul n’a le droit de franchir depuis… peu importe : entre les deux côtés du pont, c’est la haine. Cette dernière les rattrapera.
Ce faisant, Métilde Weyergans et Samuel Hercule disent ou suggèrent des choses très profondes sur l’amour : ce sentiment suppose le courage de s’abandonner à l’inconnu, permet de se dépasser et procure des émerveillements. Quelques scènes sont particulièrement émouvantes comme lorsque Pierre effleure le corps endormi de Romy dont on devine à peine les courbes, ou lorsqu’ils se promènent heureux et insouciants dans la ville, protégés par leurs déguisements… Ils parlent aussi de nos sociétés si frileuses face aux étrangers, aux pauvres qu’il est plus facile de ne pas voir…
Il faut aussi dire un mot d’une spécificité des spectacles de la Cordonnerie teintés de mélancolie. Celle-ci sourd des intérieurs surannés, de bric à brac de fond de placards, de l’empathie des créateurs pour des créatures jetées dans la tourmente. On se laisse embarquer et bouleverser.
Trina Mounier (12 février 2021)