Sceneweb (03/2024)

Les statistiques n’aboliront jamais le hasard

 

A la tête de la Cordonnerie, Métilde Weyergans et Samuel Hercule fabriquent des spectacles hybrides relevant d’une technique très aboutie autant que de l’artisanat le plus ingénieux. Avec 4,7% de liberté, ils confrontent leur démarche à la 82ème promotion de l’ENSATT dont ils sont les marraine et parrain. Le résultat est une franche réussite et les jeunes interprètes témoignent d’une belle habileté à habiter leur univers.

 

Léger changement de paradigme pour Métilde Weyergans et Samuel Hercule, plus connus sous le nom de leur compagnie La Cordonnerie qui s’est fait une spécialité et une marque de fabrique de mixer théâtre, musique et cinéma en des spectacles protéiformes dont la virtuosité technique au service de la narration déploie une poétique scénique unique. Leur dernière création, 4,7% de liberté, est portée par de jeunes interprètes issus de la 82ème promotion de l’ENSATT, six au total, et si l’esthétique volontairement désuète et bricolée, n’a pas bougé, la dimension cinématographique à l’œuvre habituellement n’est pas exploitée ici. Au profit du plateau et de ce savant mélange d’artisanat et d’effets visuels puissants dont il et elle ont le secret. Et ce goût immodéré pour les histoires qu’ils savent échafauder à quatre mains à partir de notre patrimoine littéraire populaire. Après Roméo et Juliette (Ne pas finir comme Roméo et Juliette), Don Quichotte (Dans la peau de Don Quichotte), Blanche Neige (Blanche Neige ou la chute du mur de Berlin) et Hamlet ((super)Hamlet), figures mythiques à chaque fois largement détournées, réinventées de fond en comble et passées à la moulinette de leur singularité, Métilde Weyergans et Samuel Hercule puisent à la source d’Alphonse Daudet dans l’une des célèbres nouvelles issue des Lettres de mon moulinLa Chèvre de monsieur Seguin, matière à réfléchir et imaginer autour d’une notion toute philosophique et on ne peut plus concrète : la liberté. Et le prix à payer pour. Ou plutôt, les conséquences autour.

 

Ne cherchez pas le brave Monsieur Seguin par ici mais Axel et Axelle, jeune couple en mal d’enfant. Ils se sont rencontrés par hasard au parc de la Tête d’Or à Lyon mais est-ce le ressort du hasard quand deux statisticiens portant le même prénom au masculin et au féminin se rencontrent ? Quant à Blanquette, elle n’est ni une chèvre éprise de liberté ni leur fille biologique mais une adolescente renfrognée placée chez eux dans le cadre de l’ASE – L’aide sociale à l’enfance. Les voilà devenus famille d’accueil. Blanquette n’est pas aisée à apprivoiser, elle a besoin d’air et son hobby favori consiste à regarder des films d’horreur qui ne lui font même pas peur quand elle ne fugue pas à ses heures perdues. La cohabitation est compliquée, les parents de substitution se font un sang d’encre à chaque escapade de la petite sauvageonne et leur quotidien si bien réglé se fracasse contre les pics d’adrénaline et les montagnes russes émotionnelles qu’elle leur fait vivre. Il y a aussi un berger dans l’histoire mais on ne va quand même pas tout dévoiler.

 

Ce qui est merveilleux dans le geste artistique de Métilde Weyergans et Samuel Hercule, c’est cette attention aux détails, qu’ils soient textuels ou scéniques, et cette intime conviction qu’ils font la différence. Ce qui est le cas. Alternant narration contée et dialogues sur le vif, le récit avance de rebonds en échos et sa saveur tient dans la finesse des fils qui le tissent. Humour et délicatesse ne se font pas de l’ombre et la pensée à l’œuvre dans l’intrigue, en l’occurrence l’enjeu de la liberté dans nos vies, se fond dans la trame sans peser. De plus, la faculté de Métilde Weyergans et Samuel Hercule à convoquer des images, qu’elles soient dans nos têtes ou au plateau, dessine un paysage, des ambiances, que la partition sonore complète avec fantaisie. En effet, si la dimension filmique présente dans leurs précédentes pièces, n’est pas utilisée dans 4,7% de liberté, le bruitage en direct l’est et donne corps et relief aux tableaux qui s’enchaînent. Les interprètes se partagent les rôles, protagonistes et bruiteur.ses, avec une fluidité à l’égal de la rythmique générale. Que l’on soit autour de la table de la cuisine familiale, en voiture, dans un TER, dans le bureau de l’ASE, dans une rue déserte, au bord de la mer ou sur un chemin de montagne, le public voyage avec les personnages, s’attache à leurs motivations, s’inquiète pour les uns et les autres et sa réflexion chemine en même temps que l’intrigue se déploie.

 

Qu’est-ce qu’être libre dans un quotidien qui est un amas de contraintes, un déroulé millimétré d’actions prévisibles, un maillage serré d’obligations et de tâches à effectuer ? Jusqu’où peut-on anticiper son existence ou ne serait-ce que le jour d’après ? Que faire de l’inquiétude pour l’autre ? Autant de questions qui parcourent en arrière- plan ce spectacle baigné de mélancolie et de la superbe composition musicale originale de Timothée Jolly et Mathieu Ogier. Quant aux six comédien.nes de l’ENSATT (belle distribution homogène et prometteuse), ils nous invitent à plonger dans cette histoire attachante et émouvante parcourue de saillies drolatiques. Comme ces réveils sismiques qui font trembler les murs du foyer, comme ces échappées adolescentes qui font trembler l’édifice familial, comme ces moments de vacillement où le réel bifurque, n’est-ce pas là, et justement là que se situe l’expérience de vivre ? Et grandir n’est-ce pas prendre des risques en connaissance de cause ? Il n’y a pas de morale à proprement parler à cette fable moderne qui explore la mince zone de libre-arbitre dans l’inexorable enchaînement des causalités et questionne les conditions du vivre ensemble mais la tournure des situations nous amène à revoir sous un autre jour la fin sans appel du conte. Et offre une bouffée d’air.

Marie Plantinwww.sceneweb.fr – 1er mars 2024

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