La compagnie La Cordonnerie s’est fait une spécialité de s’emparer des contes (« Blanche-Neige ou la Chute du mur de Berlin ») mais également de quelques œuvres classiques (« Super Hamlet »), de les retricoter à sa manière et même, comme c’est le cas dans « Udo complètement à l’est », de s’infiltrer dans les interstices vides pour les remplir.
Par exemple, Blanche-Neige, tout le monde connaît, la méchante belle-mère, le chasseur et la biche, la sorcière et la pomme, les sept nains et le Prince charmant. Et pourtant qui est ce roi, son père, dont on ne sait plus rien dès lors qu’il a épousé la marâtre ? Or, pour Métilde Weyergans et Samuel Hercule, ce vide est incompréhensible. Pourquoi un père aimant laisse-t‑il sa fille affronter seule des épreuves aussi terribles, comment peut‑il lui donner une seconde mère aussi dangereuse ? Peut-être est‑il mort ? Nul ne le sait, et ni Perrault ni Grimm ne le disent.
Métilde Weyergans et Samuel Hercule, eux, vont s’attacher à cet homme que la petite fille n’a sûrement jamais oublié et lui inventer une histoire, lui offrant par la même occasion des circonstances atténuantes.
Pour ce faire, ils s’adossent à Blanche-Neige ou la Chute du mur de Berlin où ils avaient déjà semé quelques graines : la belle-mère Élisabeth y était présentée comme une femme amère abandonnée par son amant trapéziste parti vivre de son art dans un cirque lointain et fort désemparée de se retrouver seule face à une adolescente gothique et récalcitrante.
Que se passe-t‑il dans les espaces vides des contes ?
Dans Udo complètement à l’est, le père, Udo, est au centre de l’histoire dont il est le narrateur unique. Il raconte comment il a répondu à une offre d’emploi, comment il a traversé la Russie glacée d’ouest en est dans des trains fort peu confortables, l’amitié avec son alter ego dans les airs, la vie trépidante et épuisante, l’accident enfin, un 16 décembre, qui le laisse privé de mémoire, et donc d’enfant. Quentin Ogier tient son auditoire à la fois sous le charme et en haleine. C’est un conteur hors pair qui est capable faire vivre toutes les péripéties du voyage, les rencontres, le bruit des roues, les secousses, toutes les étapes pour monter le chapiteau, les journées de travail sans relâche, l’ivresse de voler, de suspendre la respiration du public à ses prouesses, la mutilation que représente l’amnésie… Il est acteur aussi, bien sûr, sachant naviguer d’une époque à l’autre, d’un registre à l’autre.
Le texte écrit par Métilde Weyergans et Samuel Hercule a beau être vivant, rapide, très rythmé, il laisse une large place à la poésie du voyage, des vastes espaces, du souvenir, et c’est à Quentin Ogier de la faire entendre avec une grande sensibilité. En dialogue complice avec son frère Mathieu Ogier, à la batterie et aux accessoires.
On retrouve, sans que ce ne soit jamais répétitif, la marque de fabrique de La Cordonnerie, l’utilisation toujours inédite et subtile de la vidéo, comme lorsque l’image d’Udo se met à tourner sur les murs de toile du chapiteau transformé pour l’occasion en zootrope. Autres signes : les bruitages à vue, les décors bricolés de bric et de broc mais drôlement efficaces et lumineux, les voix off, tout ce à quoi cette inventive compagnie nous a habitués tout en continuant, spectacle après spectacle, à nous surprendre et nous ravir.