Sur la scène du Théâtre des Abbesses, Blanche-Neige prend un coup de frais
« Mon rôle dans cette histoire, c’est celui de la méchante. Mais, justement, tout ce qu’on vous a raconté est faux. Et j’en connais une qui n’est pas blanche comme neige. Personne ne m’a jamais demandé ma version des faits. Eh bien, puisque vous êtes là, je vais vous la donner », annonce d’emblée la marâtre. Nous voilà prévenus : l’histoire de Blanche-Neige prend un sérieux coup de frais et de neuf, dans cette version réjouissante que propose la compagnie La Cordonnerie, au Théâtre des Abbesses, à Paris, pendant toute la période des fêtes.
Réjouissant, Blanche-Neige ou La Chute du mur de Berlin l’est d’abord par sa manière de récrire le mythe. Nous voilà à la fin des années 1980, dans une tour de la région parisienne, au milieu d’un ensemble HLM pompeusement nommé le Royaume. Elisabeth, la quarantaine, hôtesse de l’air, élève seule sa belle-fille Blanche, une adolescente invivable comme on peut l’être à cet âge.
La jeune fille a perdu sa mère à sa naissance, et son père, véritable homme de l’air, a disparu en Russie quand elle avait 6 ans, au moment où il a été appelé pour devenir le trapéziste en titre d’un célèbre cirque de Moscou. Alors Blanche est restée avec Elisabeth. Quand commence toute cette histoire, elle a 15 ans, un look gothique, un prince charmant qui s’appelle Abdel, des velléités d’indépendance, et le mur de Berlin n’est pas encore tombé.
Théâtre, cinéma et musique
Dans la Blanche-Neige de Métilde Weyergans et Samuel Hercule, les deux animateurs de La Cordonnerie, la maison au cœur de la forêt est une tente de camping plantée par l’adolescente en fugue, Simplet, Grincheux et compagnie sont des nains de jardin, et le fruit empoisonné se transforme en une caisse de pommes d’amour envoyée par le père lointain à sa fille pour ses 16 ans, pommes dont elle fait une indigestion… Quant au miroir magique, il est bien là : un vrai miroir, celui de la salle de bains de l’appartement HLM et qui, lançant ses sentences de sa voix grondante, fait office de chambre d’écho aux fantasmes de la belle-mère et de la belle-fille.
LE CONTE JOUE PARFAITEMENT SON RÔLE, QUI EST DE METTRE À DISTANCE LES PEURS, LES FANTASMES, LES CONFLITS FAMILIAUX
Réjouissante, cette Blanche-Neige l’est aussi par la façon de la raconter, cette histoire. Comme dans tous ses spectacles, La Cordonnerie mêle joyeusement théâtre, cinéma et musique. Les images filmées de la vie d’Elisabeth et de Blanche sont doublées et bruitées en direct sur le plateau par Samuel Hercule et Métilde Weyergans. Ce mélange entre le bricolage artisanal du théâtre et l’image animée produit toujours de la poésie, et il est ici particulièrement juste, en permettant de jouer sur un réalisme légèrement décalé, dans lequel vient s’inscrire du merveilleux et de l’irrationnel, comme dans nos vies.
Du coup, le conte joue parfaitement son rôle, qui est de mettre à distance les peurs, les fantasmes, les conflits familiaux. Voilà, en somme, la leçon, si joliment formulée, de ce spectacle : il est toujours possible d’abattre les murs de Berlin qui se construisent dans toutes les familles – et toute famille, du reste, n’est-elle pas une éternelle recomposition ?